La désobéissance civile, une sonnette d’alarme de nos sociétés ?

De New York à Boston, en passant par Chicago et Atlanta, un mouvement d’étudiants américains prend de l’ampleur et traverse les frontières. Certaines des universités les plus prestigieuses au monde sont concernées, telles que Harvard, Yale, Columbia, ou Princeton. Des tentes fleurissent sur les campus, marquant la détermination des étudiants. Ces mobilisations se poursuivent en Europe et au-delà: Canada, France, Belgique, Suisse, Allemagne, Pays-Bas, Australie… Puis ils sont délogés[1], par des policiers lourdement équipés, à la demande de la direction des universités. Les revendications des étudiants : cesser toutes relations académiques avec les institutions israéliennes et un cessez le feu immédiat et permanent en Palestine[2].

Quand le dialogue est rompu, quand la pensée unique est reine, quand les gouvernements mettent en danger les valeurs et principes moraux qui font loi dans une civilisation humaine, manifester devient un devoir. C’est ce qu’on appelle la désobéissance civile.

La désobéissance civile, qu’est-ce que c’est ?

C’est une forme de résistance pacifique par laquelle des civils non armés utilisent des techniques comme les manifestations ou le boycott (ou d’autres formes de non coopération massive) pour obtenir le changement : sorte d’objection de conscience.

Ce refus affiché d’obéir à certaines lois permet d’attirer l’attention du public et d’influencer la législation ou la politique gouvernementale.

Les principes de la désobéissance civile ont été conceptualisés pour la première fois par Henry David Thoreau dans son essai La Désobéissance Civile. Il l’a écrit suite à son refus de payer une taxe gouvernementale collectée pour financer la guerre contre le Mexique. Thoreau était aussi opposé à l’esclavagisme des États du Sud, et indigné par le traitement que subissaient les peuples. 

« La soumission aux lois iniques peut constituer un crime ; la désobéissance devient alors un devoir envers soi-même, en même temps qu’un devoir civique. Le citoyen doit-il un seul instant, dans quelle que mesure que ce soit, abandonner sa conscience au législateur ? Pourquoi alors chacun aurait-il une conscience ? Je pense que nous devons d’abord être des hommes, et sujets ensuite. Le respect de la loi vient après celui du droit. » [3]

Aussi, l’auteur insiste bien que son appel à la désobéissance civile a pour objectif la création d’un pays plus juste et non celui d’un pays plongé dans un chaos général au détriment de l’homme. D’ailleurs, les grandes figures de la désobéissance civile, Gandhi[4] et Martin Luther King[5], ont précisément eu des vies marquées par le souci de paix, de justice, d’égalité et de dignité.

La désobéissance est dite « civile », d’abord, parce qu’elle est le fait de « citoyens » : ce n’est pas une rupture de citoyenneté, ni un acte insurrectionnel. Il s’agit d’une manifestation de « civisme » au sens fort : volonté d’œuvrer pour l’intérêt général, même au prix de risques personnels. Le fait que la désobéissance civile soit nécessairement publique, et recherche même la médiatisation la plus forte (ce qui la distingue nettement de l’infraction criminelle), s’inscrit dans ce même registre du civisme : l’acte vise à éveiller la conscience des autres citoyens, à susciter un débat.

Huffington Post

Publique, pacifique et conséquente

Un acte public, une action pacifique et l’acceptation des conséquences sont les trois grandes règles qui caractérisent la désobéissance civile.

Ce concept, de façon plus contemporaine, a été précisé par le philosophe John Rawls dans La Théorie de la Justice (1971). Il le définit comme :

« un acte public, non violent, décidé en conscience, mais politique, contraire à la loi et accompli le plus souvent pour amener un changement dans la loi ou bien dans la politique du gouvernement. En agissant ainsi, on s’adresse au sens de la justice de la majorité de la communauté et on déclare que, selon une opinion mûrement réfléchie, les principes de coopération sociale entre des êtres libres et égaux ne sont pas actuellement respectés ».[6]

Agir pour plus de justice entre les humains, s’indigner face aux choix politiques qui pèsent sur l’avenir des peuples, mettre en premier plan l’humain, avoir une conscience, prendre ses responsabilités… tous ces préceptes sont toujours d’actualité. 

Les manifestations pro-Palestine deviennent aujourd’hui un véritable plaidoyer en faveur de la liberté et de la justice : libre de manifester, de protester, d’exprimer, de se réunir, de s’opposer aux décisions immorales des gouvernements. 

Quand le débat est rompu avec les instances de l’État, la désobéissance civile reste le dernier recourt pour se faire entendre, bien qu’il existe un large panel de modes d’expression (droit de vote, grèves, luttes syndicales…), il serait intéressant de comprendre pourquoi en démocratie, la désobéissance civile est pratiquée afin d’obtenir une revendication. 

Une universitaire américaine, Erica Chenoweth[7], s’est penchée sur cette question. Elle a analysé et étudié les campagnes non violentes dans le monde entre 1900 et 2006 (campagnes visant le renversement d’un gouvernement ou la libération d’un territoire), et ses résultats sont sans appel : ces campagnes ont deux fois plus de chance de réussir entièrement que les insurrections armées. C’est le pouvoir des peuples qui fait que la résistance civile est plus efficace que la lutte armée.

Alors, peut-on dire qu’une société et un État démocratique (gouvernements, tribunaux et polices) devraient reconnaître explicitement la légitimité de la désobéissance civile ? Même si l’application en serait complexe et dérangeante pour les autorités, et la pratique délicate et exigeante pour l’objecteur, c’est peut-être cela agir en citoyen, agir selon ses principes et ne pas hésiter à s’opposer à la majorité silencieuse…

Najoua


[1] Article de BBC Afrique : « Columbia, Harvard, Emory : Comment les manifestations contre la guerre contre Gaza se sont propagées dans les principales universités américaines », rédigé par Max Matza, publié le 3 mai 2024 sur le site de www.bbc.com/afrique/articles/cn0w1xnl4x4o

[2] Article de TV5Monde : « Manifestations propalestiniennes : la plus importante mobilisation sur les campus américains du XXIième », rédigé par Maya Elboudrari, publié le 29 avril 2024. www.information.tv5monde.com

[3] Auteur et penseur américain 1817-1862. Civil Desobedience, 1849

[4] Le 11 septembre 1906, Gandhi rassemble 3 000 personnes dans le Théâtre Impérial de Johannesburg pour leur faire prêter un serment de désobéissance. Pour cela il est emprisonné pour la première fois en 1907. C’est lors de son second séjour en prison qu’il découvre le travail de Henry David Thoreau. Plus tard, Gandhi développe sa propre conception de la désobéissance à travers le concept de satyagraha (la Voie de la Vérité), afin de s’insurger activement contre l’apartheid en Afrique du Sud et contre la politique colonialiste du Royaume-Uni en Inde. Le 17 mars 1930 Gandhi lance la Marche du Sel, direction Jabalpur, 300 kilomètres de périple. À ce moment-là, l’Empire britannique a le monopole du marché du sel, ce qui lui permet d’empocher chaque année 15 millions de franc-or, une somme colossale destinée à financer les troupes d’occupation coloniale. Des centaines de personnes arrivent à Jabalpur le 6 avril. Gandhi ramasse du sel et le vend aux enchères pour 425 roupies (une somme pour l’époque). Au total 50 000 personnes défient les autorités en récoltant du sel et beaucoup subissent des violences ou sont jetés en prison. Cela n’affaiblit en aucun cas la détermination des désobéissants et quelques semaines après le gouvernement cède son monopole.

[5] Martin Luther fut le leader du mouvement pour les droits civiques des noirs (The Civil Right Act) aux États-Unis, et lui aussi a adopté la désobéissance civile pour faire valoir ses revendications. C’est ainsi qu’il soutient le boycott des bus à Montgomery (Alabama) en 1955, qui a commencé lorsque Rosa Parks a refusé de laisser son siège à une personne « blanche ». Il est d’ailleurs arrêté lors de cette campagne. Ce qui n’affaiblit pas la détermination du pasteur et de ces partisans, puisqu’au final la Cour Suprême des États-Unis met hors la loi la ségrégation raciale dans les bus, les restaurants, les écoles et tous les autres lieux publics.

[6] Publié le 24 octobre 2019- https://youmatter.world/fr/definitions/desobeissace-civile-definition. Mise à jour le 25 mars 2024.

[7] Voici sa conférence sur TedXBoulder, sur YouTube : « The success of nonviolent civil resistance », novembre 2013.

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